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Darren, Lauryn. “Déconstruction et justice chez Jacques Derrida.” American Journal of French Studies, 2021.

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Déconstruction et justice chez Jacques Derrida

 

Dans son essai, Force of Law, qui est la reproduction d’une speaker-note prononcée à l’université de Californie à Los Angeles, Derrida poursuit l’œuvre de toute une vie : la promotion, l’explication de ce qu’est la déconstruction, dans ce cas précis de son rapport avec la justice, ou plutôt de son application à la justice. Son discours, éparpillé en de multiples réflexions peut être – difficilement, il le reconnait – regroupé, résumé de la façon suivante: partant de la question de savoir si la déconstruction « assure, permet, autorise la possibilité de justice », il débute sa réflexion en rappelant une expression idiomatique (to enforce the law). La force juste, la justice, « ne peut devenir justice en droit ou de droit qu’à détenir la force ». Ayant établi ce lien fondamental entre existence d’une justice et l’idée de force, renforcée avec une citation pascalienne, il cite ensuite Montaigne afin d’établir que le « fondement mystique de la justice » ou, selon son interprétation, la performativité du droit, suggère un problème inhérent à celui-ci : sa légitimité, son autorité n’est pas fondé – la loi ne serait applicable non pas parce qu’elle est juste mais parce qu’elle est loi. Cette performativité le mène donc à proposer l’idée d’une déconstruction possible du droit : puisque le droit est une construction, il est donc déconstructible. Et puisque le droit est performé ensuite par la figure du juge, il ne peut donc être présentement juste. Partant, Derrida s’empresse de préciser que la déconstruction « n’est pas une abdication quasiment nihiliste devant la question éthico-politico-juridique de la justice mais un double mouvement » (44). Permettons-nous ici de citer les passages dans leur entièreté sans chercher à les résumer, ce point est d’importance. La déconstruction dans son rapport à la justice serait d’abord le « sens d’une responsabilité devant la mémoire. La tâche d’une mémoire historique et interprétative est au cœur de la déconstruction ». Deuxièmement, « la déconstruction porte à déconstruire un réseau de concepts relavant de la responsabilité : propriété, intentionnalité, volonté, liberté, conscience, conscience de soi, sujet, communauté) sous forme d’épochè », et qui peut être évidemment angoissante. Prenant appui sur la notion de droit infini de Lévinas, Derrida précise que c’est l’étendue du droit d’autrui qui autorise la déconstruction et plus précisément que celle-ci « se trouve et se déplace toujours entre les deux », c’est-à-dire entre la justice et le droit. Nous sommes alors invité par Derrida à lire trois apories qui constituent, de fait, l’essentiel de son discours et permettent, paradoxalement, de comprendre plus distinctement comment se fonde, se manifeste, s’exprime ce processus de déconstruction dans son rapport au droit. C’est également cette partie-là, la plus importante, que nous nous attacherons à commenter succinctement.

Premièrement, Derrida postule dans sa première aporie (du grec ancien ἀπορία, / aporia, absence de passage, difficulté, embarras), l’épochè de la règle, qu’une décision, pour être juste, doit être prise librement et, par-là, qu’un juge n’étant pas une machine à appliquer la loi, alors des itérations non fondées sur la loi sont librement possibles. Le juge, dans son processus de décision, suspend ici son attachement, son enracinement dans le droit en pratiquant une itération, en interprétant, en performant intellectuellement le droit. Pour Derrida, on ne peut donc dire qu’une décision est toujours juste.

Il serait à cet effet utile que Derrida définisse plus clairement les degrés inhérents à la notion de « décision juste ». En effet, parce qu’une décision de justice n’est pas exactement conforme à la lettre de la loi, s’écarte-t-elle pour autant de l’esprit de la loi ? (notion particulièrement importante d’ailleurs en droit anglo-saxon). Autrement dit, si une décision n’est pas, présentement, parfaitement juste, est-elle pour autant injuste, doit-elle être frappé d’irrecevabilité ? Une décision de justice peut être le fruit d’un accord entre les parties, rendant la décision parfaitement juste pour celles-ci. D’autre part, des décisions de justice peuvent être partiellement juste et être acceptées car permettent de remédier, au moins partiellement, au problème de droit qui s’était posé. Enfin, des décisions qui semblent peu justes, font toujours l’objet d’une révision, en droit français, par le juge d’application des peines. Il existe donc, en droit, un système de contrepartie qui assure que la décision de justice n’est pas simplement du ressort d’une seule personne et il aurait été intéressant que Derrida prenne un exemple précis dans lequel la déconstruction aurait opéré afin de mieux montrer les nuances de « juste » qui peuvent être notées dans les décisions de justice.

Deuxième aporie, hantise de l’indécidable, permet au lecteur de comprendre que, toujours selon Derrida, un juge, pour rendre une décision juste, doit faire l’épreuve de l’indécidable, sans quoi ce ne serait pas une décision libre, mais seulement programmable, comme une machine. Il l’a rappelé auparavant, une décision ne peut être juste que si elle est libre.

C’est un point dont on peut cependant débattre : en quoi une décision forcée par exemple par la loi est-elle libre ? Devient-elle injuste pour autant ? Sur des sujets sociétaux tels que l’avortement, le divorce, le mariage, la peine de mort ou l’euthanasie, une décision libre est-elle pour autant juste ? Ces débats sont toujours d’actualité et ne sont pas tranchés : le doit d’autrui pourtant cité par Derrida ne pose-t-il pas des limites à la qualité « juste » d’une décision prise librement par un individu ?

Sur la question de l’indécidable, Derrida précise qu’une fois l’indécidable passé, c’est-à-dire ce moment durant lequel le juge doit trancher entre la lettre de la loi et l’application à un cas singulier, la décision n’est plus présentement juste puisqu’elle est une itération de la loi. Et c’est justement à ce moment précis, lorsque l’interprétation, l’itération a lieu, que la déconstruction opère selon Derrida (56): « Cette justice-là, qui n’est pas le droit, c’est le mouvement même de la déconstruction à l’œuvre dans le droit et dans l’histoire du droit, dans l’histoire politique et l’histoire tout court. À aucun moment une décision ne semble pouvoir être dite présentement et pleinement juste ». En d’autres termes, selon le père de la déconstruction, ou bien une décision ne suit pas une règle et elle n’est pas juste, ou bien elle la suit, mais n’est toujours pas juste étant donné le processus de performativité inhérent à la création de la règle.

Enfin, troisième aporie, l’urgence qui barre l’horizon du savoir, est celle qui pose le plus problème à mon sens. Derrida postule en effet (57) que « la justice, si imprésentable qu’elle demeure, n’attend pas. Elle est ce qui ne doit pas attendre. Pour être, direct, simple et bref, disons ceci : une décision juste est toujours requise immédiatement, sur-le-champ, le plus vite possible. » Puis, citant Kierkegaard, il rappelle que la décision juste est une « folie » car une telle décision ne peut exiter : le décideur n’est pas libre de ses affects et ne peut véritablement livrer une décision juste : c’est « une folie car une telle décision est à la fois sur-active et subie, elle garde quelque chose de passif voir d’inconscient ». Pourquoi cependant cette qualité de « subie » ? Il l’explique en précisant qu’une décision de justice ne peut, à cause de l’urgence, prétendre à réunir toutes les informations pratiques et théoriques pourtant nécessaires à la prise de décision. Ainsi, en performant le droit dans l’urgence, même sur un mode constatatif, la justice sera toujours le fruit d’une interprétation, d’une performance, déconstructible, du juge.

Rien n’est moins sûr cependant. Comment en effet peut-on sereinement établir que le droit agit toujours dans l’urgence et, pire, énoncer que la justice est « ce qui ne doit pas attendre », qu’une « décision juste est toujours requise immédiatement ». Il est malheureux de professer de telles généralités : la justice, trop souvent, prend au contraire le temps – des années – afin de récolter toutes les pièces qui peuvent servir à la prise de décision juste. Chaque cas est différent et, suivant les territoires, les pays, les systèmes de droits, les parties présentes, exigera plus ou moins de temps. Surtout, le système du droit n’autorise pas l’urgence : la défense et la plainte sont assurés par la figure de l’avocat, rouage essentiel à la prise de décision, et qui n’est pas mentionné par Derrida. La déconstruction peut-elle se passer d’une analyse des rapports juge-avocat ? Enfin, le système judiciaire, construit sur un mode vertical, avec tribunal de première instance, tribunal de grande instance ou d’appel et cour de cassation (voir, dans certains cas, dans l’union européenne, la Cour Européenne de Droits de l’Homme (CEDH), instance supranationale) conduit à une prise de décision plurielle. Cette pluralité, exprimée par les différentes possibilités de recours possibles, rend-elle plus juste la décision de justice ? Assurément, puisqu’elle fait participer non pas un seul acteur comme semble laisser penser Derrida (« Pour être juste, la décision d’un juge, par exemple, […] alors le juge est une machine à calculer», 50-51) mais plusieurs, travaillant sur des procès qui durent bien souvent plusieurs années.