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Sidney, Julian. “La figure du valet chez Molière, Marivaux, Gresset, et Beaumarchais.” American Journal of French Studies, 2021.

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La figure du valet chez Molière, Marivaux, Gresset, et Beaumarchais.

 

Introduction

La figure du valet et son évolution dans le théâtre du XVIIIe siècle exige de repenser sa relation au pouvoir. Un valet, est-ce vraiment un serviteur ? Ne faut-il pas voir les prémisses d’un changement de statut chez Molière, qui se poursuivrait chez Marivaux et Gresset pour se révéler complètement chez Beaumarchais ? Dans une perspective hégélienne, doit-on comprendre l’intrigue dans les pièces de Tartuffe (1669), du Jeu de l’amour et du hasard (1730), du Méchant (1747), du Mariage de Figaro (1778) et dans La Mère coupable (1792) comme un jeu en spirale qui fait du valet le véritable maître du dénouement de l’histoire ? Je souhaite en effet questionner non seulement la dichotomie existante entre le statut du valet et son véritable pouvoir.

Nous analyserons ainsi les rôles joués par Dorine dans Le Tartuffe, par Lisette et Arlequin dans Le jeu de l’amour et du hasard, par Lisette et Frontin dans le Méchant et par Figaro dans Le Mariage de figaro et La Mère coupable. Peut-on en effet parler d’un « tournant » dans la carrière du valet de comédie comme le prétend Maurice Baudin[1] ? La lignée de Figaro commence-t-elle dès la fin du XVIIe siècle avec des personnages comme Crispin ou Arlequin ? Ou l’évolution d’un valet sage vers un valet plus irrévérencieux s’est-elle établie à partir de Figaro chez Beaumarchais ? Louis Loménie[2] est à cet égard en désaccord avec Evariste Gherardi[3] : si pour le premier « il y a une insolence croissante des valets de Regnard, et ce ne serait qu’à partir de Figaro qu’on pourrait observer ce phénomène du valet qui va passer maître et entrer dans les affaires ».

Pour Gherardi, les arlequinades commencent dès la fin du XVIIe siècle et ne laissent pas de doute possible quant à l’évolution du valet ; il cite : « ‘He Fy Monsieur vous moquez vous de faire des civilités a ce coquin-là ? C’est pour cela que je prends des mesures de loin. On ne sait pas ce que ces messieurs peuvent devenir ». Par ailleurs, Yves Moraux[4] relève que si avec Molière le rôle du valet est évidemment important pour le déroulement de la pièce, c’est avec Marivaux que « l’histoire retient son souffle, loin du bal des chenapans orchestrés par des auteurs comme Dancourt, Regnard et Lesage, et c’est avec Figaro que l’histoire se précipite ». Nous allons montrer cependant à l’aide de notre corpus que l’évolution est plus lente, plus lisse que ce que Loménie ou Moraux semblent envisager.

Loin d’être une fracture, une précipitation, cette émancipation progressive sera d’abord analysée dans le Tartuffe ; puis nous continuerons dans un second temps notre étude à l’aide du Jeu de l’amour et du hasard et Le Méchant qui offrent un nouvel éclairage sur les jeux et masques des valets ; enfin nous nous pencherons sur Figaro pour établir le changement définitif du rôle du valet, de simple serviteur au début du siècle à conseiller voire figure tutélaire d’une tribu – la famille du comte – qui ne maitrise plus grand-chose au lendemain de la Révolution.

  1. Le Tartuffe (1669)

Plusieurs personnages dans Le Tartuffe ou l’imposteur sont clés pour la progression du récit, en particulier pour la chute de la pièce et la découverte de la vraie nature de Tartuffe : celle d’un homme malhonnête, hypocrite, et avide d’argent. Si Dorine est effectivement une des pièces essentielles du récit en interagissant avec Tartuffe, elle n’occupe pas pourtant un rôle central, le jeu n’est pas centré autour de son personnage. Si c’est sur elle que se concentre effectivement au début Tartuffe lorsqu’il feint d’être un homme pieux, presque révolté de voir devant lui un bout de chair que jamais Dorine n’a volontairement présenté à ses yeux (III, 2) …

« Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.

Par de pareils objets les âmes sont blessées,

Et cela fait venir de coupables pensées.»

… C’est en fait à Elmire qu’on doit le subterfuge qui permettra de confondre Tartuffe. Elle demande en effet à Orgon de se cacher sous une table pour qu’il puisse écouter le vrai Tartuffe, sans filtre. Dorine, pas au courant de la ruse, s’étonne alors qu’on appelle ce dernier, elle craint en effet que Tartuffe ne soit trop intelligent pour avouer son dessein publiquement en présence d’Orgon. Ce n’est donc pas elle qui initie un renversement dans la pièce avec la mise sous la table du vieil Orgon ; elle se contente de dire à Elmire sa crainte que Tartuffe ne soit trop difficile à confondre (IV, 3) :

« Son esprit est rusé,

Et peut-être, à surprendre, il sera malaisé »

A l’inverse, confiante, Elmire lui répond (IV, 3) :

« Non, on est aisément dupé par ce qu’on aime,

Et l’amour-propre, engage à se tromper soi-même.

 Faites-le-moi descendre ; et vous, retirez-vous. »

La femme d’Orgon, la maîtresse de Dorine, est donc à la manœuvre et demande même à sa servante de sortir afin de mieux organiser le stratagème. La servante, puisqu’il n’y a pas de valet, joue donc un rôle limité puisque si elle est assurément un soutien indispensable à sa maîtresse dans l’exécution du plan contre Tartuffe, il n’en reste pas moins qu’elle suit sa maîtresse et qu’elle n’initie aucun mouvement majeur dans la pièce. Encore une fois, c’est Elmire qui s’adresse à Orgon lorsqu’on lui demande de se cacher sous une table (IV, 4) :

« Approchons cette table, et vous mettez dessous.

Ah! mon Dieu, laissez faire,

J’ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.

Mettez-vous là, vous dis-je; et quand vous y serez,

Gardez qu’on ne vous voie, et qu’on ne vous entende. [..]

Et c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis.

Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite,

Faire poser le masque à cette âme hypocrite,

Flatter, de son amour, les désirs effrontés,

Et donner un champ libre à ses témérités.

Comme c’est pour vous seul, et pour mieux le confondre. »

On retrouve dans ces paroles une volonté d’action d’Elmire destiné à faire comprendre à Orgon le péril qu’il court. Surtout, elle utilise un champ lexical bien précis qu’on aurait dû retrouver dans la bouche de Dorine si cette dernière avait été un personnage majeur de la pièce. Mais elle ne l’est pas. Dorine n’est pourtant pas une voix silencieuse, loin de là, mais, assurément, la servante chez Molière ne dépasse pas, ou si peu, sa condition quant à son rapport au récit.

Elle n’est jamais une clé de voute de la construction théâtrale ; chaque tournant de la pièce ne tient pas en une tirade qu’elle aurait prononcée. Sa présence s’avère cependant nécessaire à plusieurs titres : elle permet à sa maîtresse de sauver son mari, elle est à l’origine de la rébellion de Marianne envers Orgon (II, 3), elle aide Elmire en allant chercher Tartuffe (IV, 3), elle s’efforce d’ouvrir les yeux de Mme Pernelle (I, 1) et enfin elle tient tête – chose nouvelle dans le théâtre de la fin du XVIIe – à son maître en lui répondant avec une pointe de malice qui énerve d’ailleurs Orgon (V, 5).

« Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,

Et ses pieux desseins, par-là, sont confirmés.

Dans l’amour du prochain, sa vertu se consomme,

Il sait que très souvent les biens corrompent l’homme,

Et par charité pure, il veut vous enlever

Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.

[Orgon] Taisez-vous ; c’est le mot qu’il vous faut toujours dire. »

Cette fois, c’est effectivement au tour de Dorine d’utiliser un champ lexical négatif pour forcer Orgon à se remettre en question, à susciter chez lui une gêne quant à la confiance aveugle qu’il a eu en Tartuffe. Cela ne manque pas ; entendant ces mots, « vertu se consomme, corrompent, faire obstacle », le maître se fâche et ordonne à la servante de se taire. Ainsi, peut-on parler vraiment d’un début d’émancipation avec Molière ? Rien n’est moins sûr. Il serait plus judicieux d’évaluer la contribution de Dorine au dénouement de l’histoire en termes de soutien moral, émotionnel et surtout physique puisqu’à la différence de Flipote – invisible – Dorine est bien présente et permet au lecteur de comprendre qu’elle fait partie de la famille. A la différence des valets et servantes du XVIe siècle, Dorine s’implique dans la partie, dans le jeu et vole par exemple au secours de Marianne en dénonçant les aberrations de l’autorité paternelle. Surtout c’est sa fidélité à Orgon et Elmire qui fait de Dorine un personnage-support important : elle alerte dès le début sur les défauts de tartuffe (I, 1).

« Certes, c’est une chose aussi qui scandalise,

De voir qu’un inconnu céans s’impatronise ;

Qu’un gueux qui, quand il vint, n’avait pas de souliers,

Et dont l’habit entier valait bien six deniers,

En vienne jusque-là, que de se méconnaître,

Il passe pour un saint dans votre fantaisie;

Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie.

De contrarier tout, et de faire le maître. »

Dorine marque ainsi fermement son avis concernant Tartuffe dès le début de la pièce, dès les premiers dialogues. Elle axe sa critique à la fois sur le parvenu qu’elle voit en lui et surtout sur son caractère faux, hypocrite, et surtout manipulateur dans la relation de pouvoir qu’il a sur la petite troupe à travers Orgon. Elle utilise les mots « inconnu, gueux » pour qualifier Tartuffe et l’accuse d’ingérence puisqu’il est hypocrite, contrarie tout, et tente d’être maître à la place d’Orgon. La servante est presque une tour de contrôle avertissant ses maîtres et donnant son sentiment à l’égard de l’étranger : « Il passe pour un saint dans votre fantaisie ».
 C’est d’ailleurs là un paradoxe dans une perspective hégélienne : la servante ne cherche pas, dans son rapport au réel, à utiliser des éléments qui pourraient lui permettrait de renverser une hiérarchie évidente entre un maître, Orgon, et elle.

Rappelons à cet égard brièvement en quoi consiste la dialectique du maître et de l’esclave : c’est une lutte de pouvoir qui s’opère entre deux consciences. Le maître est détenteur de la liberté de l’esclave et donc de son rapport au monde réel – sans décision du maître, l’esclave ne peut se mouvoir dans l’espace. C’est ensuite un maître qui, pour préserver cette hiérarchie, a besoin du travail de son esclave. Ici, il s’agirait du soutien du valet/ de la servante afin de garder son statut social et de ne pas tout perdre subitement à cause d’un imposteur. Cependant, à quel point le travail du valet est-il reconnu par le maître ? Car c’est cette reconnaissance du maître qui est synonyme de liberté, de pouvoir, afin de faire jeu égal avec lui, voire de le dépasser.

II. Le Jeu de l’amour et du hasard (1730), Le Méchant (1747)

Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, la position du valet devient beaucoup plus importante : il ne se contente plus d’assister son maître, il joue avec lui, sous sa direction. La différence majeure avec Molière tient dans la plus grande liberté d’action et de ton dévolu au serviteur par le maître. Par conséquent, le travail n’en est que renforcé et c’est durant toute la pièce qu’Arlequin – valet de Dorante – et Lisette – femme de chambre de Silvia – jouent afin de permettre à leur maîtres respectifs de déceler chez l’autre sa vraie nature. Ainsi, lorsqu’on considère le jeu, la dynamique de la partie, il y a évidemment une progression entre Le Tartuffe de Molière et Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. D’un valet-support, on passe à un valet-compagnon.

Ainsi, lorsque Silvia émet l’idée devant son père d’un travestissement, Lisette ne se fait pas prier pour à la fois l’aider mais aussi – c’est notable – renverser provisoirement la relation de pouvoir existante entre elle et Silvia. Le travail de travestissement fournit en effet immédiatement son produit dans une optique hégélienne : la liberté de dire et de faire tout en se situant momentanément au-dessus de leurs maîtres. Silvia opine d’ailleurs (I, 2) :

« [Silvia] Dorante arrive ici aujourd’hui ; si je pouvais le voir, l’examiner un peu sans qu’il me connût ; Lisette a de l’esprit, Monsieur, elle pourrait prendre ma place pour un peu de temps, et je prendrais la sienne.

[Lisette] Et moi je vais à ma toilette, venez m’y coiffer, Lisette, pour vous accoutumer à vos fonctions ; un peu d’attention à votre service, s’il vous plaît. »

Cette liberté de ton ne se dément d’ailleurs pas jusqu’à la fin de la pièce lorsque Arlequin avertit Dorante de son souhait de se marier avec Lisette – la fausse maîtresse (III, 7).

« Vos petites manières sont un peu aisées, mais c’est la grande habitude qui fait cela : adieu, quand j’aurai épousé, nous vivrons but à but. Votre soubrette arrive. Bonjour, Lisette, je vous recommande Bourguignon, c’est un garçon qui a quelque mérite. »

Ici, l’ironie, mêlée a la moquerie, fait comprendre qu’Arlequin dépasse son rôle et se révèle tel qu’il est, un valet souhaitant, après avoir tant travaillé au service de son maître, prendre ses aises et se marier avec Lisette pour vivre enfin d’égal à égal avec Dorante. Ce compagnonnage ne se fait donc pas sans heurts et la dimension émancipatrice de la pièce prend tout son sens quand les serviteurs, tirant avantage de leur nouveau rôle, expriment clairement leur autorité (II, 6) :

« [Arlequin] Mais voyez l’opiniâtre soubrette ! Reine de ma vie, renvoyez-la. Retournez-vous-en, ma fille. Nous avons ordre de nous aimer avant qu’on nous marie, n’interrompez point nos fonctions. [Lisette]  Ne pouvez-vous pas revenir dans un moment, Lisette ? »

Le valet et la servante dépassent ici provisoirement leur rôle de compagnon et s’enflamment l’un l’autre, portés par l’amour. Ils ne cherchent alors plus à ménager les soi-disant serviteurs et c’est d’ailleurs à la fin de la pièce qu’Arlequin se révèle particulièrement incisif à l’égard de Dorante (III, 6) :

« Par la ventrebleu, voulez-vous gager que je l’épouse avec la casaque sur le corps, avec une souquenille, si vous me fâchez ? Je veux bien que vous sachiez qu’un amour de ma façon n’est point sujet à la casse, que je n’ai pas besoin de votre friperie pour pousser ma pointe, et que vous n’avez qu’à me rendre la mienne. »

Par ces mots, Arlequin démontre qu’une nouvelle étape est franchie dans la relation de pouvoir qui s’exerce entre le maître et le serviteur : demain le valet, pour satisfaire ses envies, pourra quitter tout de go son maître sans rien lui devoir. Dorante lui oppose pour seule réponse un maigre “Quel extravagant !”.

Cette évolution dans le statut du valet – même provisoire – n’est pas anodine. Elle est directement liée à la nouvelle place que Marivaux donne aux valets : ils sont en effet non plus seulement des supports de l’intrigue mais participent directement à son élaboration. La pièce présente non pas une histoire d’amour de deux maîtres soutenus par deux valets mais bien plutôt deux histoires d’amour à la fois enchevêtrées et en même temps bien distinctes dans la mesure où deux dénouements s’opèrent : les valets décident de se marier et gagnent ainsi leur liberté tandis que les maîtres décident, parallèlement et non incidemment, de s’unir également.  Dans la scène dernière, Arlequin, sans jamais demander l’approbation d’Orgon ou de Dorante, dit à Lisette :

« De la joie, Madame ! Vous avez perdu votre rang, mais vous n’êtes point à plaindre, puisque Arlequin vous reste. Avant notre connaissance […] votre dot valait mieux que vous ; à présent, vous valez mieux que votre dot. Allons, saute, marquis ! »

La comparaison entre le rang et la dot marque également un tournant dans l’analyse de la figure du valet. Arlequin rappelle que, sans maîtresse, Lisette n’aurait qu’une maigre dote. Mais puisqu’elle est sienne, alors, par association, elle vaudrait plus que sa dote ! Le valet s’affranchit donc ici du lien financier, matériel, qui le tient en laisse auprès de son maître et choisit la liberté. Prononcées dans la scène dernière, ces paroles sont lourdes de sens : elles signifient que le valet-compagnon du début de la pièce est désormais capable de s’affranchir, bien avant Figaro, de la tutelle d’un maître. Hegel doit encore une fois être rappelé ici puisqu’on a déjà, avec cette pièce, un exemple tout à fait juste d’une prise de liberté de l’esclave, au moyen de son travail – le travestissement.

Avec Gresset, on quitte le théâtre du double registre. Les valets ne peuvent pas encore être ici envisagé dans une perspective prérévolutionnaire, c’est à dire en tant que manifestation du peuple, du Tiers- Etat. Ils sont représentés par Lisette, suivante servant la maison de Géronte, et Frontin, valet de Cléon – le Méchant. La scène est à la campagne dans le château de Géronte. Ce détail a son importance dans une perspective hégélienne car il augure le travail nécessaire au valet lorsqu’il s’agit de porter une missive entre ce château isolé et le monde social.

En particulier, le rapport de force qui s’exerce est nouveau : ce n’est pas le valet mais la servante Lisette qui se fait, comme avec Dorine, l’avocate loyale de sa maîtresse. Tandis que Frontin montre de la couardise (V, 1) “Mais le quitter ! jamais je n’oserai lui dire […] Il pourrait nous surprendre, J’en meurs de peur : adieu”, Lisette prend les choses en main et se retrouve quasiment dans la position d’Elmire : c’est elle qui, dirigée par Ariste, demande a Frontin de rédiger une lettre pour obtenir une preuve de son écriture. Celle-ci servira à confondre Cléon quant à ses véritables intentions à l’égard de Géronte (V, 2) : “J’ai de son écriture : Je voudrais bien savoir quelle est cette aventure, Et pour quelle raison Aristé m’a prescrit”.

Surtout, elle dépasse Elmire et se fait organisatrice du dénouement puisqu’elle réussit à s’adjoindre les services de son soupirant, Frontin, pour récupérer la lettre que Cléon avait envoyé à Paris et qui prouve son intérêt pour le patrimoine de Géronte (V, 9)

« Un peu de patience,

Et moins de compliments ; Frontin vous en dispense.

Il peut bien par hasard avoir l’air d’un fripon,

Mais dans le fond il est fort honnête garçon ; (montrant Valère,)

Il vous quitte d’ailleurs, et monsieur en ordonne :

Mais comme il ne prétend rien avoir à personne,

J’aurais bien à vous rendre un paquet qu’à Paris

A votre procureur vous auriez cru remis ; »

Avec Gresset, le valet entre dans une nouvelle dimension : il n’est plus seulement un valet-support, un valet-compagnon en quête d’indépendance, mais un valet-créateur qui initie cette fois les tournants de l’histoire. La grande différence avec les précédents valets étant d’une part la place accordée à Lisette dans l’intrigue, sa participation au dénouement, et d’autre part la hiérarchie existante entre les valets. Gresset donne à voir au lecteur une dynamique sociale qui, fait nouveau, ne met pas tous les serviteurs sur le même plan.

Certains sont plus doués que d’autres et travaillent mieux. Il faut noter cependant qu’avec Gresset, l’identité du valet se comprend toujours dans sa relation au maître : Lisette partage avec Dorine cette loyauté qui fait d’elle une femme restant au service de ses maîtres. L’esprit facétieux et pétri d’indépendance d’Arlequin n’est pas à l’œuvre ici. La place accordée à la servante est bien plus significative et, en cela, permet d’identifier un valet-créateur mais toujours dans une optique de service au nom du maître. La liberté nécessaire a l’entrée dans le monde réel pour Hegel n’est donc pas tout à fait matérialisée chez Lisette et Frontin. Ce dernier passe d’ailleurs de main en main, de Cléon à Valère. Si le rôle donné à la servante démontre une nette progression dans sa prise de responsabilités et, in fine, sa importance dans l’histoire, il faut noter une absence d’autonomie manifeste chez Frontin (II, 1) :

« J’ai réfléchi depuis. Vous m’avez fait écrire

Deux lettres, dont chacune, en honnête maison,

A celui qui l’écrit vaut cent coups de bâton

La poste d’aujourd’hui va l’apporter ici.

Mais sérieusement tout ce manège-ci

M’alarme, me déplaît, et, ma foi, j’en ai honte :

Y pensez-vous, monsieur ? Quoi ! Floris et Géronte

Vous comblent d’amitié, de plaisirs et d’honneurs,

Et vous mandez sur eux quatre pages d’horreurs !

Valère, d’autre part, vous aime à la folie :

Il n’a d’autre défaut qu’un peu d’étourderie ;

Et, grâce à vous, Géronte en va voir le portrait

Comme d’un libertin et d’un colifichet.

Cela finira mal. »

Frontin comprend ainsi très bien la situation mais se contente d’accepter les demandes immorales de Cléon sans jamais le quitter pour autant. Tout cela l’alarme, lui déplait, lui vaudrait « cent coups de bâton », mais pourtant il ne fait rien, n’entreprend rien pour avertir Valère et Géronte du danger que représente son propre maître. Il faudra l’intervention plus tard de Lisette et une promesse d’emploi chez Valère pour le rassurer. C’est d’ailleurs elle encore qui annonce le mariage qui doit les unir :

« Supprime ce nom-là ;

Tu n’es plus à Cléon, je te donne à Valère :

Chloé doit l’épouser, et voilà ton affaire ;

Grâce à la noce, ici tu restes attaché,

Et nous nous marierons par-dessus le marché. »

Il apparait donc qu’en plus de la dichotomie existante entre le statut de valet et son rôle réel s’ajoute une autre dichotomie : celle qui sépare les valets-créateurs des valets-suiveurs. Il n’existe pas un seul type de valet et cette progression dans l’émancipation au cours du XVIIIe siècle ne s’applique pas forcement à tous les valets. On notera tout de même que le travail de démêlement de l’intrigue fourni par Dorine ou Lisette suggère que l’importance du rôle du valet est proportionnelle à son travail : on peut donc voir ici une validation de la dialectique du maître et de l’esclave ; plus le serviteur travaille, plus grande est sa liberté, et son indépendance accessible comme dans le cas d’Arlequin.

III. Le Mariage de Figaro (1778), La Mère coupable (1792)

Figaro est l’aboutissement d’un siècle d’évolution et c’est bien évidemment au monologue que nous allons nous intéresser afin de voir comment Beaumarchais permet à la figure du valet de progresser à nouveau pour devenir, dans un contexte prérévolutionnaire, non seulement acteur, créateur au sein de l’intrigue comme une Lisette, mais surtout chef d’orchestre. C’est cela le valet de Beaumarchais, un valet-chef d’orchestre qui mène son monde et permet à tous les personnages de s’activer, de donner corps à une histoire tantôt comique avec Le mariage de Figaro, tantôt dramatique avec La Mère coupable. On verra cependant que, in fine, le Figaro de La Mère coupable, dans sa dernière tirade, ne pourra s’empêcher de jurer fidélité au comte et ainsi de sceller son destin de valet comme membre à part entière de la famille qu’il sert, à la fois estimé et même écouté en dépit de son statut. Il n’y aura point de rupture, point d’indépendance à marche forcée. Dans la scène dernière :

« [Le comte] Les deux mille louis qu’il avait soustraits, je te les donne, en attendant la récompense qui t’est bien due !

[Figaro] A moi, monsieur ? Non, s’il vous plaît ! Moi, gâté par un vil salaire le bon service que j’ai fait ! Ma récompense est de mourir chez vous. Jeune, si j’ai failli souvent, que ce jour acquitte ma vie ! O ma vieillesse, pardonne à ma jeunesse ; elle s’honorera de toi. Un jour a changé notre état ! Plus d’oppresseur, d’hypocrite insolent ; chacun a bien fait son devoir. Ne plaignons point quelques moments de trouble ; on gagne assez dans les familles, quand on en expulse un méchant. »

 La liberté et l’indépendance tant chéries par le jeune Figaro ont finalement laissé place à un sens du devoir qui fait de lui un travailleur fidèle, sortant du schéma hégélien de la dialectique du maître et de l’esclave puisque le travail, l’aide fournit au comte par Figaro, n’est plus désormais envisagé comme un moyen de délivrance mais au contraire comme un moyen d’unité. Figaro veut rester dans cette famille, sa propre famille en quelque sorte puisque Suzanne y travaille, et la servir jusqu’à sa mort.

Premièrement, dans Le mariage de Figaro, c’est l’Acte V, scène 3 qui doit retenir notre attention. C’est en effet dans cette scène que Figaro prononce un monologue, une complainte, qui viserait à remettre en cause la hiérarchie établie entre maîtres et valets. Figaro met en exergue la principale différence qui existe entre lui et son maître : la naissance. Tandis que le premier est un homme ordinaire qui a dû affronter des situations difficiles dues à des conditions de vies modestes, le deuxième a pu profiter des privilèges dus à sa naissance.

“Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ! Tandis que moi, morbleu ! Perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs, pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagne

C’est effectivement à travers ce discours que Figaro apparait comme le digne successeur des valets qui l’ont précédés et qui comme lui, ont, à force de travail, pu prendre place dans le récit. Molière, Marivaux, Gresset, Beaumarchais ont donné les clés du valet moderne, l’anti-Flipote. Le valet n’est plus seulement un valet-soutien, un valet-compagnon ou même un valet-créateur, il devient avec Beaumarchais le centre de l’histoire ; il fait bien plus que participer à la pièce, il est à l’origine de la pièce, comme le démontre le titre : Le mariage de Figaro. Marivaux le rappelle dans sa préface, Figaro est ce “soleil tournant, qui brule en jaillissant les manchettes de tout le monde”.

Dans la pièce, Figaro est omniprésent, il bouscule, échafaude des plans pour être bien sûr de garder la main de Suzanne que le comte souhaite préempter. Jamais auparavant un valet n’avait pris autant d’importance, autant de liberté et de responsabilité : son statut n’est pas celui d’un maître mais son attitude l’est assurément.

Il contraint le comte à accepter publiquement son mariage avec Suzanne ; il utilise Bazille pour ensuite détourner l’attention du comte de sa promise (II, 2) ; il soutient Chérubin et lui assure son maintien au château ; il provoque enfin le dénouement de la pièce en mobilisant les convives de la noce contre le comte. Cette mobilisation constitue le point d’acmé d’une attitude qui se manifestait déjà dans la scène 10 de l’acte I :

« Qu’il est bien temps que la vertu d’un si bon maître éclate ; elle m’est d’un tel avantage aujourd’hui que je désire être le premier à la célébrer à mes noces. »

Pour Yves Moraud, il faut voir dans un tel discours qui tranche avec les premiers élans de Dorine un “personnage redoutable, voire révolutionnaire, c’est ce principe d’insoumission et de révolte qui est en lui comme un principe vital”[5]. Cependant, tout au long de la pièce, c’est un esprit prérévolutionnaire qui s’annonce sans pour autant pousser la révolte jusqu’à la confrontation physique. On aurait sans doute tort de voir en Figaro en héros révolutionnaire puisqu’il y a chez lui plus de la malice et du jeu qu’une révolte pure et dure visant à inverser une hiérarchie. Figaro est un jouisseur comme le comte et c’est seulement dans ce but qu’il utilise à escient ses qualités oratoires.

Ce n’est d’ailleurs pas le comte qui rapporte ses propos ; Figaro dialogue et c’est sa force. Il tempête jusqu’à obtenir gain de cause et le lecteur/spectateur est forcé d’entrer dans son monde. La révolte n’est ni sociale, ni politique chez Figaro, elle est sexuelle et circonstancielle, elle est dû à l’amour. Ce que reproche surtout Figaro au comte c’est son emprise sur Suzanne, permise par les avantages de sa situation. Rappelons à cet égard le début du monologue (V, 3) :

« Ô femme ! Femme ! Femme ! Créature faible et décevante ! … nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! Et moi comme un benêt… Non, monsieur le Comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. »

A l’inverse, c’est un autre son de cloche dans La Mère coupable puisqu’on a un Figaro qui lutte non pas contre son maître mais pour son maître, comme les Dorine et Lisette avant lui. Quand l’amour de ses maîtres est en jeu, il se débat et redevient d’ailleurs le centre de la pièce comme le souligne Marivaux dans sa préface :

“Puis, opposant au scélérat notre pénétrant Figaro, vieux serviteur très attaché, le seul être que le fripon n’a pu tromper dans la maison, l’intrigue qui se noue entre eux s’établit sous cet autre aspect.”

Il faut dès lors conclure en qualifiant Figaro de maître-valet. En le définissant ainsi, nous sommes à même de traduire en un mot cette ambivalence, cette ambiguïté latente présente chez tous les valets et servantes qui consiste à osciller entre loyauté, respect et insolence, indépendance. Voir en Figaro ou en Lisette des héros prérévolutionnaires serait une erreur puisque c’est bien l’amour, les passions qui guident la conduite des valets et servantes. Frontin par exemple aidera Lisette chez Gresset par amour ; Dorine aime sa maîtresse Elmire. Le valet n’aspire finalement qu’à être considéré à la mesure du travail qu’il fournit pour aider ses maîtres. A ce titre, Figaro est un bon exemple de valet qui, dans La Mère coupable peut être qualifié de maître-valet dans le sens où sa fonction et son rôle lui confèrent l’importance d’un maître sans pour autant qu’il en exige véritablement le statut. Dans une optique hégélienne, il faudra voir l’évolution du valet comme un recentrage, par le travail, des relations de pouvoir qui s’exercent dans un contexte amoureux, sentimental.

L’aide indispensable des valets empêchent d’ailleurs le comte et autre Géronte de se comporter comme des maîtres : ils ne contrôlent pas totalement leur serviteurs, ils ne sont pas des maîtres dans un sens hégélien, pas plus que les valets ne sont des esclaves. Les relations de pouvoir sont circonstancielles et le jeu empêche l’une ou l’autre des parties d’exercer un réel pouvoir sur le long terme. Ils oscillent tous autour d’une même colonne vertébrale, la comédie de l’amour.


[1] Baudin, Maurice. “Un Tournant De La Carriere Du Valet De Comedie.” Modern Language Notes. 46.4 (1931): 240-245.

[2] Loménie, Louis . Beaumarchais Et Son Temps: Études Sur La Société En France Au Xviii Siècle D’après Des Documents Inédits. Paris: Michel Lévy frères, 1856.

[3] Gherardi, Evariste. Le Théâtre Italien Ou Recueil De Toutes Les Scènes Françaises Qui Ont Été Jouées Sur Le Théâtre Italien De L’hostel De Bourgogne. Mons: Antoine Barbier, 1696.

[4] Moraud, Yves. La Conquete De La Liberte De Scapin a Figaro: Valets, Servantes Et Soubrettes De Moliere a Beaumarchais. Paris: Presses universitaires de France, 1981.

[5] Moraud, Yves. La Conquete De La Liberte De Scapin a Figaro: Valets, Servantes Et Soubrettes De Moliere a Beaumarchais. Paris: Presses universitaires de France, 1981.

Bibliographie

  • Baudin, Maurice. “Un Tournant De La Carriere Du Valet De Comedie.” Modern Language Notes. 46.4 (1931): 240-245
  • Beaumarchais, Pierre A. C, and Maurice Rat. Théatre De Beaumarchais: Le Barbier De Séville, Le Mariage De Figaro, La Mére Coupable. Paris: Editions Garnier fréres, 1961.
  • Gherardi, Evariste. Le Théâtre Italien Ou Recueil De Toutes Les Scènes Françaises Qui Ont Été Jouées Sur Le Théâtre Italien De L’hostel De Bourgogne. Mons: Antoine Barbier, 1696.
  • Gresset, Le Méchant. Ottawa: EBooksLib, 2008. Internet resource.
  • Loménie, Louis . Beaumarchais Et Son Temps: Études Sur La Société En France Au Xviii Siècle D’après Des Documents Inédits. Paris: Michel Lévy frères, 1856.
  • Marivaux, Pierre C. C, and Alcée Fortier. Le Jeu De L’amour Et Du Hasard. Boston: D.C. Heath & Co, 1912..
  • Molière. Tartuffe. Chatham, Mass.: Fictionwise, Inc, 2000. Internet resource.
  • Moraud, Yves. La Conquête De La Liberté De Scapin À Figaro: Valets, Servantes Et Soubrettes De Molière a Beaumarchais. Paris: Presses Universitaires de France, 1981.