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Devyn, Clark. “ Le toucher ou la problématique de « l’être-avec » chez Jean-Luc Nancy.” American Journal of French Studies, 2021.

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 Le toucher ou la problématique de « l’être-avec » chez Jean-Luc Nancy

 

Introduction

Dans l’ouvrage Être Singulier Pluriel [1](1996), Jean-Luc Nancy affirme qu’ « être » signifie toujours « être-avec », que l’individu est nécessairement déterminé par ses rencontres et ses relations avec les autres. Nancy problématise l’identité exclusive du « nous singulier » et par là questionne la pluralité et la singularité qui définissent simultanément les membres d’une même communauté. Il écrit: « Singularité plurielle : en sorte que la singularité de chacun soit indissociable de son être-avec-à-plusieurs, et parce que, de fait et en général, une singularité est indissociable d’une pluralité » (Nancy 9).

C’est de fait une nouvelle ontologie de l’être que propose, dans un ouvrage complexe, Jean-Luc Nancy. Prenant appui sur Heidegger, il renouvelle la compréhension de ce « qui » posé en rapport au Dasein. « Qui », en effet, affirme que le « on » est une réponse à cette problématique du Dasein. Il précise, dans le chapitre 2 (Les gens sont bizarres) :

Le « on » heideggérien est insuffisant comme appréhension initiale de la quotidienneté existentielle. Il faisait confondre le quotidien avec l’indifférencié, l’anonyme et le statistique. (Nancy 17)

De fait, c’est à la nature, au sens de l’être que s’intéresse Nancy et, c’est son ambition, il souhaite aller plus loin qu’Heidegger qui comprend l’être comme une partie d’un tout – la communauté – pour le reconnaître comme être ; tandis que Nancy, lui, postule que c’est parce que l’être est un commun, un tout, c’est-à-dire à la fois singulier et pluriel, qu’il existe, comme si la pluralité, sa nature d’ « être-avec », était une condition, ou du moins une qualité nécessaire, substantielle, inhérente à son existence.

Ce sur quoi insiste Nancy consiste surtout en l’existence d’un « être-avec », plus complet pour comprendre le sens de l’être qu’un être singulier, un. Il cherche donc à réduire à une unité ce qui apparaissait initialement comme une relation, et qui d’ailleurs, comme le note Nancy, a fait l’objet de théories politiques quant à la pluralité d’opinions garantis par le sceau de l’égalité ; avec cependant une gageure, ce défi non résolu de comprendre l’être non pas seulement comme partie d’une pluralité mais comme singularité et pluralité une. Dans le chapitre 5 (Entre nous : philosophie première), Nancy écrit :

Rousseau et Marx et leurs disposition politiques font que l’exigence de l’égalité est alors le geste à la fois nécessaire, ultime et absolu : il est tout prêt, de fait, d’indiquer la disposition comme telle. Toutefois l’égalité ne fait pas encore droit à la singularité ou rencontre les difficultés considérables à vouloir le faire. (Nancy 43)

Dès lors, comment comprendre véritablement le sens de l’être ? On l’a dit, il prend son sens dans l’ « être-avec ». Mais qu’entend-t-on par « avec » ? Suffit-il de dire que l’être est un, compris en singularité et en pluralité ? Heidegger, à cet égard, indique encore comment mieux appréhender l’être-avec (« Mitsein, Miteinandersein, et le Mitdasein », Nancy 46)[2].

Si le sens de l’être s’indique tout d’abord par la mise en jeu de l’être dans le Dasein, cette mise en jeu (ce « il y va de l’être ») ne peut s’attester et s’exposer, d’emblée, que sur le mode de l’être-avec, car du sens, il n’y a en a jamais pour un, mais toujours de l’un à l’autre, toujours entre l’un et l’autre. (Nancy, 46)

Ces derniers mots ne sont pas sans rappelé d’ailleurs la façon dont opère la déconstruction, telle que l’avait rappelé Derrida dans Force of the Law[3] : elle se situe toujours entre les limites, capacité à interroger ce qui se situe entre. On comprend, on perçoit mieux ici l’influence de la déconstruction Derridienne dans la façon dont Nancy renouvelle la compréhension, de ce qu’il appelle la philosophie première, la définition de l’être. Nancy poursuit, toujours sur cette position à la limite.

L’être est mis en jeu entre nous, il ne saurait avoir d’autre sens que la disposition de cet « entre » […] le sens de l’être, sa mise en jeu est identiquement « être-avec », l’être est mis en jeu et identiquement « être-avec », l’être est mis en jeu comme « avec » […] Pour Heidegger, dans la compréhension d’être du Dasein se trouve déjà la compréhension des autres. […] On pourrait donc dire : ‘l’être est en communication’ ». (Nancy 47) 

Mais qu’est-ce que la « communication » ?

Cette communication, si l’on se réfère à Hegel, consiste en une capacité, pour l’être, à se déployer, dans son extériorité, pour, par le biais d’une conscience subjective (« Moi ») –accéder à l’intériorité ; l’extériorité étant comprise comme la communauté, en tant que force d’universalité. Plus précisément, cette communication passe chez Nancy, et il est rejoint ici par Derrida, par le toucher. L’être-avec se manifeste, dans son extériorité, et donc en soi et pour soi, lors de ce passage à la limité, entre.

Comme le note Aukje Van Rooden dans son ouvrage Poésie haptique. Sur l'(ir)réalité du toucher poétique chez Jean-Luc Nancy[4], l’enjeu principal de l’œuvre de Nancy est d’avancer une nouvelle ontologie, « qui ne concerne rien de plus, mais aussi rien de moins que l’existence nue des corps les uns à côté des autres, trouve sa condition de possibilité dans le sens du toucher » (Van Rooden, 141). Dès lors se pose une question légitime : en, quoi l’ontologie nancyenne poursuit-elle l’entreprise de déconstruction derridienne ? 

Nous avons rappelé plus haut l’importance du « qui », du sujet en question opérant le toucher et que Derrida traite d’ailleurs dans le chapitre The Untouchable, or the Vow of abstinence[5] :

Now in this regard it is no longer possible to ask the question of touch in general, regarding some essence of touch in general, before determining the “who” or the “what,” the touching or touched, which we shall not too hastily call the subject or object of an act. (Derrida 69)

Ainsi Derrida fait écho à Nancy confirmant, le confirmant, l’intronisant comme déconstructeur, cette fois, de l’être, avec pour alternative « l’être-avec ». Nancy, dans son dernier chapitre, (Chapitre 13. Analytique co-existentiale), mentionne que :

Les étants se touchent : sont au con-tact les uns des autres, se disposent et se distinguent ainsi. L’étant qu’on voudrait imaginer non distingué, non-disposé, serait en effet indistinct, et indisponible : une absolue vacance d’être. C’est bien pourquoi l’instance ou le registre ontologique est nécessaire. « Être » n’est pas le nom de la consistance, c’est le verbe et la disposition. Rien ne consiste, ni « matière », ni « sujet ». « Maîtrise » et « sujet » [terme repris par Derrida] ne sont en fait, on le comprend, que les deux noms corrélatifs l’un à l’autre qui indiquent sur le mode de la consistance l’espacement originaire de la dis-position ontologique générale. (Nancy 120)

Nancy continue :

« Être-le-là » (Dasein), c’est donc être selon cette valeur verbale transitive de la dis-position : être-le-là, c’est dis-poser l’être lui-même, comme écartement / proximité, c’est « faire » ou « laisser » être la venue de tout avec tout comme telle. Dasein (l’homme comme exposant de l’être) expose ainsi l’être en tant qu’être ». (Nancy 120)

De fait, pour Nancy, la question du toucher a plus trait à une disposition, une organisation, une maîtrise d’être qu’à un contact entre deux unités, deux êtres non distingués, non disposés. Il refuse de voir dans le sujet une « entité », un étant dont le principe serait défini par sa singularité : Dasein est plus qu’un être-dans-le-monde, c’est un « être le-là » qui ne constitue pas un parmi d’autres indistinctement mais trouve sa subjectivité, et donc se déploie, dans son extériorité comme « écartement / proximité ». En cela nous avons, encore une fois, un prolongement de la déconstruction, si chère à Derrida, et qu’il précise d’ailleurs lui-même dans son ouvrage, On Touching – Jean-Luc Nancy.

For there is a law of tact. Perhaps the law is always a law of tact. This law’s law finds itself there, before anything. There is this law, and it is the law itself, the law of the law. One cannot imagine what a law would be in general without something like tact: one must touch without touching. In touching, touching is forbidden: do not touch or tamper with the thing itself, do not touch on what there is to touch. (Derrida 69)

Pour Derrida, il y a donc également un exercice de proximité qui apparaît éminemment important dans ce que l’être est et doit. Il est cependant intéressant de voir que Derrida – et il l’explique plus largement dans Force of Law – attache au concept  du toucher les notions de loi et même de respect, intégrant, au-delà d’une ontologie nancyenne, la problématique dans une environnement politique et juridique, proposant ainsi un schéma d’organisation, de disposition, où la proximité, l’effleurement, sans jamais toucher, est la règle :

Respect commands us to keep our distance, to touch and tamper neither with the law, which is respectable, nor-therefore-with the untouchable. The untouchable is thus kept at a distance by the gaze, or regard, in French (meaning respect in its Latin provenance), or in any case at an attentive distance, in order to watch out carefully, to guard (as in achten, Achtung, in German) against touching, affecting, corrupting. One is not to touch the law commanding that one not touch. […] And one should understand tact, not in the common sense of the tactile, but in the sense of knowing how to touch without touching, without touching too much, where touching is already too much. (Derrida 73)

Selon Van Rooden, le toucher est compris par Nancy « en même temps de manière très concrète et très abstraite, c’est-à-dire d’une part comme le contact temporellement et spécialement fixé entre deux corps spécifiques, et d’autre part comme la condition de possibilité de contact tout court » (Van Rooden 130). Nous devons pourtant exprimer notre désaccord vis-à vis d’une telle interprétation : il y a chez Nancy toujours le soucis de l’unité de l’être, à la fois dans sa singularité et sa plurité ; il n’est donc pas question de « deux corps spécifiques » mais au contraire de l’être considéré comme être-avec qui, dans son extériorité, se trouve dis-posé de façon à toucher dans l’espace d’une proximité – mais jamais complètement. Il s’agit donc moins d’observer sur le plan ontologique chez Nancy la relation entre « deux corps spécifiques » mais bien plutôt de définir ce qui fait l’être, à savoir sa qualité, son principe premier « d’être-avec ».

Il n’en reste pas moins que la réflexion de Van Rooden est très intéressante en ce qu’elle nous permet, encore une fois, de démontrer le prolongement déconstructiviste qu’opère Nancy avec cette nouvelle ontologie de l’être dont découle la théorie du toucher. Elle note que :

Le toucher n’implique rien de moins que l’émergence du monde sensible lui-même, ou comme le formule Nancy, « l’espacement des temps et des lieux ». Le toucher se manifeste donc selon une logique paradoxale dans laquelle la touche articule, en même temps, la distance et la proximité entre ce qui touche et ce qui est touché. C’est pourquoi Nancy propose parfois de parler de « tact » au lieu de « touche » [Rappelons ici que Derrida reprend exactement la même expression de « tact »]. Agir avec tact veut dire toucher sans être trop intime, sans qu’il y ait de fusion entre les différentes parties. Toucher est donc tactique, discret, et par conséquent, comme le dit de manière juste Nancy dans Calcul du poète, « le toucher est discret, ou il n’est pas ». (Van Rooden 130-131)

Voilà donc à la fois les bases d’une nouvelle ontologie de l’être posés, mettant ainsi en exergue le principe du toucher, ou plutôt du tact, afin que l’être puisse exister dans son extériorité et son intériorité, en soi et pour soi, singulièrement et pluriel, en tant qu’ « être-avec ». Nous avons donc avec cette déconstruction de l’ontologie de l’être proposé par Nancy, un véritable bouleversement de notre compréhension de ce qu’est l’être, auparavant singularité existant dans une pluralité au risque de perdre sa qualité (théoriciens du contrat), et désormais compris, reconnu comme « être-avec », c’est-à dire prenant son existence dans l’avec. Et ce par la touche, le tact attaché à sa qualité commune, plurielle, afin d’exister subjectivement, dans et à travers l’Autre. Finalement, comme le dit Jean-Luc Nancy dans une interview avec Le Philosophoire [6]: « nous devons déplacer l’ontologie vers le commun de l’être — plutôt que vers l’être du commun (et donc inscrire le “commun” et son partage, sa division/assemblage, au cœur de l’être, comme son essence et son sens mêmes) ».


[1] Nancy, Jean L. Être Singulier Pluriel. Paris: Galilée, 1996.

[2] Nancy note d’ailleurs que « la thèse du Pr. François Raffoul, Heidegger et le problème de la subjectivité (EHESS, 1995) est de manière remarquable, une des tout premiers travaux qui s’engager dans la voir d’une révolution du Mitsein ».

[3] Derrida, Jacques. Force of law: The ‘mystical foundations of authority’. Deconstruction and the possibility of justice. Ed. Drucilla Cornell, Michel Rosenfeld, and David Carlson. London: Routledge. 1992

[4] Van Rooden, A. Poésie haptique. Sur l'(ir)réalité du toucher poétique chez Jean-Luc Nancy. Revue Philosophique de Louvain, 107(1), 127-142. 2009.

[5] Derrida, Jacques. On Touching – Jean-Luc Nancy. Stanford University Press. 2005

[6] « Entretien avec Jean-Luc Nancy ». Le Philosophoire, vol. 7, no. 1, pp. 11-22. 1999


Bibliographie

  • Derrida, Jacques. Force of law: The ‘mystical foundations of authority’. Deconstruction and the possibility of justice, ed. Drucilla Cornell, Michel Rosenfeld, and David Carlson. London: Routledge. 1992
  • Derrida, Jacques, On Touching – Jean-Luc Nancy. Stanford University Press. 2005
  • Glendinning, S. Derrida and the Philosophy of Law and Justice. Law Critique 27, 187–203 (2016).
  • Nancy, Jean-Luc. Des Lieux Divins: Suivi De Calcul Du Poète. Mauvezin: Trans-Europ-Repress, 1997. 
  • Nancy, Jean L. Être Singulier Pluriel. Paris: Galilée, 1996.
  • Van Rooden, A. Poésie haptique. Sur l'(ir)réalité du toucher poétique chez Jean-Luc Nancy. Revue Philosophique de Louvain, 107(1), 127-142. 2009
  • Van Rooden, A. A Demythologised Prayer? Religion, Myth and Poetry in Nancy’s Deconstruction of Christianity. Bijdragen, 69(3), 285-304. 2008